samedi 25 juin 2016

Théorie du champ

1+1=3 pour les grandes valeurs de 1.
Étienne Klein
    Comment interagissent deux objets ? Qu'est-ce qu'un objet ? Comment peut-on comprendre la dynamique propre à des objets qui interagissent entre eux ? Peut-on généraliser la théorie du champ aux humains ?


    Alerte lapalissade : les interactions entre deux corps (vivants ou non, peu importe) se font via une interaction. Mais, cette interaction est elle-même un objet. Pour étudier un objet qui interagit avec un autre objet, il faut donc analyser non pas deux, mais trois objets. Pardonnez-moi, mais je trouve que ce résultat, si simple, est absolument spectaculaire. C'est depuis la théorie de la gravité de Newton que l'on parle de champ d'interaction - dans le cas de la gravitation, on parle bien sûr du champ de gravité. Mais il y a aussi le champ électromagnétique, les champ d'interactions forte et faible, le champ de Higgs, le champ de vitesse d'un fluide, ainsi que bien d'autres. Ce sont des espèces d'éthers, ou de "soupes" dans lesquelles les corps sont plongés en permanence, dans lesquels des ondes véhiculent des informations grâce à l'énergie ordonnée qu'elles transportent.

   Nous sommes obligés de repenser le concept ontologique de l'addition. Que signifie "1+1=2", et dans quelle mesure est-ce juste ? Cette affirmation mathématique n'a rien de simple, en fait en creusant un peu on découvre que c'est une façon d'exprimer un des postulats nécessaires pour construire l'ensemble des entiers naturels. Mais nous voudrions plus parler d'ontologie que de théorie mathématique. Analysons "1+1=2". D'un côté, nous avons une chose, de l'autre, quelque chose d'autre qui a priori est complètement différente. Entre les deux, nous mettons le signe "égal". Nous identifions les unités. Autrement dit, nous identifions les deux côtés, nous nions les différences qui peuvent exister entre deux unités distinctes. Ou au contraire, est-ce le concept de somme que nous mettons en avant ?
  Si je vous demande "apportez-moi deux stylos", vous savez ce que je vous demande de faire. Mais si je vous demande : "apportez-moi 2" ? Vous serez bien embarrassé. Nous découvrons ici que nous avons tous une intuition du nombre, nous l'utilisons tous les jours, mais nous avons du mal à le définir. Qu'est-ce que c'est, 2 ? Et l'unité ? Qu'est-ce que c'est que tout cela ? Et l'égalisation de ces deux rives, qu'est-ce que cela signifie ? Contrairement à une idée reçue dont les politiciens usent et abusent, un nombre, cela n'a rien de concret. Il faut déjà un haut degré d'abstraction pour approcher le concept d'unité, ou le concept de "deux" de façon générale. Cette avancée phénoménale de la pensée humaine mérite d'être méditée. Le nombre, cela consiste à donner le même nom à une infinité d'ensembles différents a priori. Qu'est-ce qui est commun entre deux yeux, deux humains, deux stylos ? "C'est le fait qu'il y en ait deux". Mais, qu'est-ce que deux ? C'est précisément ce lien qui existe de manière unique entre tous les ensembles qui contiennent deux éléments. Le nombre est un pont entre les objets.

    Lecteur non mathématicien, tu viens de te rendre compte que tu as enduré les mathématiques pendant toutes ces années d'école sans savoir de quoi tu parlais. Tes professeurs t'ont infligé l'apprentissage de toutes ces recettes automatiques de résolution d'exercices sans te présenter les objets que tu manipulais. Si tu as détesté et fui les mathématiques pour cette raison, c'est tout à ton honneur. Un cours de mathématique devrait commencer par une mise en perspective philosophique et historique du concept avant de le manipuler sans le comprendre.

    Mais si "1+1=2" est vrai dans un monde mathématique particulier, nous avons vu que ce n'était pas le cas dans un autre monde métaphysique. Considérons deux corps dans l'espace-temps. Lorsqu'un corps se meut, son mouvement affectera l'autre corps au bout d'un certain temps. L'information du mouvement du premier corps met un certain temps à atteindre le second corps, comme un jeu de dominos qui s'affectent les uns les autres de proche en proche pour transporter une information d'un objet à l'autre. Si nous divisons la distance des deux objets par le temps de propagation de l'information, nous voyons émerger la vitesse de propagation du signal. Un jour, un jeune moustachu a postulé que la vitesse de propagation du signal admettait un maximum absolu, le même quelque soit le système de référence dans lequel on mesurait la vitesse de propagation. Cette seule affirmation permet de décrire avec exactitude toute la théorie de l'espace-temps affine (vulgairement appelée "relativité restreinte" alors qu'il est question d'une théorie générale de l'espace-temps fondée sur le caractère absolu d'une vitesse... "relativité" est le pire nom que puisse porter cette si belle théorie.). En raison de la grande valeur numérique de ce maximum, nous avons l'impression que beaucoup de choses se font de manière instantanée mais l'expérience prouve que toute information ne peut se propager plus vite que ce maximum. La réalité, c'est que quand vous voyez votre main bouger, il y a un retard: vous la percevez telle qu'elle était il y a 1/300 000 000 seconde environ. Ce que vous voyez, ce n'est pas votre main d'ailleurs, ce sont les photons que celle-ci a émis jusqu'à vos yeux. Vous ne percevez donc pas l'objet que vous voyez de façon directe, mais uniquement via le champ d'interaction qui affecte vos sens. S'il n'y avait que vos mains et vos yeux sans le champ électromagnétique, vous ne pourriez pas voir vos mains.
    Vous vous rendez compte que sans l'intervention d'un objet supplémentaire entre deux objets, sans "1+1=3", il est impossible de comprendre bien des phénomènes. Toutes les interactions physiques peuvent êtres décrites comme des champs de l'espace-temps. La gravitation a un statut particulier mais n'échappe pas à cela. Il n'est donc pas du tout étonnant qu'il puisse y avoir des ondes de gravités tout comme il y a des ondes électromagnétiques. La "découverte" récente de LIGO n'est pas une découverte d'ondes. Il est plus juste de dire que toute vérification expérimentale de la relativité générale (la première, l'explication de l'avance du périhélie de Mercure, date de 1915) est déjà une vérification de l'existence des ondes gravitationnelles, puisque tout champ de gravité relativiste est déjà une onde qui propage de l'information à une vitesse finie dont le maximum est la vitesse de la lumière dans le vide. Quand on étudie par exemple le mouvement du système solaire en tenant compte de la relativité générale, il est crucial de tenir compte du fait que les corps ne modifient pas le champ de gravité de façon instantanée mais qu'il y a un retard dû à la propagation d'une onde. Le mouvement relativiste du système solaire - donc l'avance du périhélie de Mercure - constitue déjà la preuve que le champ de gravité se comporte comme une onde. La véritable découverte récente de LIGO tient plus dans l'observation directe de trous noirs (ce qui est effectivement spectaculaire) que dans la détection des ondes gravitationnelles. Toute théorie du champ relativiste est une théorie d'ondes.

     Il est évident que "1+1=3" est vrai pour deux humains dôtés d'un certain degré de raffinement intellectuel. Je devine déjà que beaucoup d'entre vous pensez précisément au contraire de ce que je pense : le couple amoureux. Au contraire, nous verrons dans un prochain article qu'il s'agit d'une horrible réduction du type 1+1=1...
     Pour fixer les idées, considérons deux philosophes qui débattent. Par philosophe j'entends personne qui désire connaître plus, et non chien enragé qui veut prouver qu'il a raison. Deux philosophes qui débattent peuvent certes se combattre sans aucun ménagement - s'ils sont esprits libres - mais il s'agit bien du combat respectueux, où l'on fait l'honneur à son ennemi de le considérer dans toute sa puissance et sa dangerosité. À la fin de l'affrontement philosophique, peu importe s'il y a ou non un vainqueur. Les deux philosophes en ressortent tous les deux plus forts, ils se sont instruits en écoutant l'autre, pendant cette bataille d'idée il y avait un véritable champ d'interaction terriblement dynamique formé de mots, de phrases, d'arguments, d'idées, qui en soi sont des objets. Il semblerait même que dans ce cas, un plus un donne beaucoup plus que trois... Aurait-on alors découvert que 1+1>>2 pour des esprits libres ?

    À présent imaginez un grand nombre de corps plongés dans un grand champ d'interactions. En sciences physique, on appelle cela "le problème à N corps". Ces corps ont des positions, des vitesses, des spins, des températures, des moments multipolaires, un caractère, une humeur, une température, une opinion politique, une croyance religieuse, et une infinité d'autres propriétés. La forme du champ d'interaction dépend de toutes les propriétés de tous les corps. Il est évident que comprendre la dynamique d'un tel système est effroyablement difficile. Le physicien n'étudie que des systèmes extrêmement simplifiés, il réduit la réalité à tel point qu'il est possible de la mathématiser. En dépit de cette fantastique réduction sa méthode de description est terriblement efficace... pour décrire les phénomènes qu'il avait l'ambition de décrire. Et rien de plus. Petit à petit, en affinant les méthodes mathématiques et numériques, il devient possible de décrire de plus en plus précisément la dynamique du système solaire, par exemple. D'autres esprits, plus ambitieux encore, essayèrent de décrire le fonctionnement des sociétés humaines comme objets physiques qui évoluent de façon déterministes, tout comme les planètes du système solaire. Pourquoi pas après tout ? Il est fâcheux qu'ils reçussent tant de pierres et de condamnations de la part de la grande église du libre-arbitre, celle-là même qui perpétue l'imposture morale sur laquelle se fonde tout le fonctionnement de la justice et l'immense majorité de la politique contemporaine. La science de la dynamique des sociétés humaines, la sociologie, se fait jeter des pierres sur le coin du nez dès qu'elle démontre scientifiquement des propriétés qui fâchent les grands prêtres du libre-arbitre. Pourtant, il s'agit simplement d'un divertissement scientifique : un problème à N corps très compliqué.
    Il est évident que l'étude de ce problème à N corps est bien plus complexe que l'étude de N objets indépendants. Il faut analyser un très grand nombre de champs dans lesquels évoluent les corps, quelle est l'interaction de ces corps avec ces champs, pour en dégager des structures, des constantes, des symétries, qui permettent de donner un sens à tout cela. D'ailleurs, quand le nombre de corps devient très grand, la notion de corps individuel disparaît au profit des champs. Tout est théorie des champs d'interactions, des champs de puissances, des champs financiers, langagiers, culturels et bien d'autres encore. Une fois que l'on connaît bien la dynamique du champ, il est possible de prédire l'évolution d'un corps plongé dans un tel champ si l'on suppose qu'un seul corps ne peut modifier que très peu la dynamique globale du champ dans lequel il évolue. Un peu comme si l'on plaçait une petite bille dans un torrent, celle-ci suivrait le courant sans modifier ce dernier. Remplacez la bille par une molécule d'eau, et au mouvement d'agitation thermique près, si vous connaissez le champ de vitesse du torrent avec exactitude, vous pouvez prédire avec la même exactitude la trajectoire de cette molécule à partir du moment où vous la placez dans l'eau.
    Le postulat du sociologue consiste à assimiler la société humaine à un flot d'eau, et les humains à ses molécules. Nous obtenons le résultat surprenant qu'étudier chaque individu humain est inutile pour prédire son évolution. Connaître les propriétés locales du champ social dans lequel évolue un individu suffit en principe à prédire avec exactitude son comportement futur.

    Vous voyez donc que pour un très grand nombre de corps, 1+1+1+...., N fois peut être égal à bien moins que N. Plus un pays est autoritaire, plus le résultat final de l'addition est faible. Dans le cas extrême de l'état totalitaire, la réduction est poussée jusqu'à l'unité. Mais il est indéniable que la démocratie contemporaine réduit aussi l'étude à un nombre fini de champs bien plus petit que N. Au final, l'addition est une opération bien plus compliquée que ce qui est enseigné à l'école. Dire que 1+1+... N fois est égal à N n'est pas toujours ce qu'il y a de plus pertinent selon la définition que l'on donne aux objets. Si un individu n'est plus un objet mais une partie d'un grand champ, il vaut moins qu'une unité. Selon la représentation et les ambitions intellectuelles que l'on se donne, le résultat de l'opération d'addition peut drastiquement changer.

    Mettons que notre but soit de maximiser ce résultat. Il ne semble pas stupide de parier que seules des sociétés à un petit nombre d'individus permettraient de promouvoir l'augmentation du résultat de la somme des individus plutôt que sa réduction.

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