mercredi 11 mai 2016

Le génie du merle, ou ce que créer veut dire

On est conduit à des découvertes essentielles du moment que l'on sait voir dans l'artiste un imposteur.
F. Nietzsche, Humain, trop humain.
Les corps vivants perçoivent et se représentent le monde. Les êtres passent leur vie à se copier entre eux. Le plagiat est omniprésent dans tout ce que certains nomment création originale. Les corps sont totalement déterminés à agir par leur histoire biologique et sociale - autrement dit biologique à grande échelle. Les choses des artistes n'émergent pas du néant de leur nom, aussi fiers soient-ils lorsqu'ils signent leurs oeuvres, et quelque soit le crédit que l'on leur accorde.

L'originalité et la créativité, sont des masques qui occultent une causalité évidente et la rendent difficile à déchiffrer. Les artistes qui revendiquent leurs oeuvres sont donc des imposteurs, mais leurs oeuvres sont les plus belles et les plus admirables des impostures, et le sont d'autant plus qu'il est difficile de le remarquer - mais elles n'en sont pas moins. Mais alors, comment se fait-il que nous soyions dupes ? Pourquoi disons-nous que les artistes sont originaux alors qu'ils ne le sont pas ?

Le phénomène de pourriture psychique.

Le corps qui perçoit intériorise le monde dans une représentation. Ce qui est perçu vieillit peu à peu, puis entre dans une putréfaction psychique aussi puissante qu'inconsciente qui s'accumule ; le corps ne pense pas à cette putréfaction nauséabonde : c'est précisément parce qu'il oublie ces éléments perçus dans un grenier que ceux-ci peuvent pourrir. Mais un jour, ces éléments psychiques moisis deviennent si vieux et entrent dans un état de fermentation si avancée qu'ils explosent spontanément, et si fort, qu'ils en affectent la conscience ; le corps pense alors : "j'ai une idée !". Ce phénomène explosif est si puissant et chaotique qu'il est presque impossible d'en expliquer précisément la généalogie, d'où l'imposture et l'illusion d'originalité. Le résultat final de tout ceci nous apparaît comme une énigme mystérieuse magnifique. Les esprits les plus fragiles - souvent les artistes eux-mêmes, paradoxalement - diront que "cela ne s'explique pas et ne doit pas s'expliquer", alors que les plus ambitieux relèveront le défi d'établir la généalogie de cette explosion.

Il est faux de dire que je est le sujet de pense, ou que c'est je qui a une idée. Il est faux de dire que l'artiste est responsable de son oeuvre. Une pensée ne me vient pas quand je veux, au contraire, elle jaillit dans la conscience quand la moisissure inconsciente explose d'elle-même. De même, je ne possède pas une idée, elle n'est que l'émergence d'une accumulation de perceptions extérieures qui ont pourri. La pensée créatrice, réflexive ou non, n'est pas l'affaire de je.

La créativité, par définition, est donc explosive. Lorsqu'un compositeur écrit, il a déjà l'air en tête avant même d'avoir écrit la moindre note sur ses portées, au risque d'écrire quelque chose d'extrêmement laborieux, lourd, mort, et surtout de créer un mensonge pas assez subtil pour dissimuler son plagiat. Le long travail de composition d'une oeuvre musicale qui suit l'idée explosive n'est qu'ajustements, corrections, conformisation des pulsions aux règles sociales du moment, afin de rendre l'explosion de pourriture intelligible. Mais cette étape est d'importance moindre.

L'essence de l'art peut être réduite à un mot : fulgurance. Si l'on se met devant une feuille et que l'on pense "qu'est-ce que je vais dessiner aujourd'hui ?", il est déjà trop tard, votre dessin ne deviendra au mieux qu'un bon travail académique quelconque. La création jaillit spontanément sans que je ne le décide. Les créations les plus puissantes sont l'expression directe des pulsions de volonté de puissance des êtres psychiquement puissants.

Les artistes géniaux ne travaillent pas sous contrainte extérieure, leur conscience est sans cesse envahie des jaillissements explosifs des moisissures accumulées dans leur inconscient, et ils éprouvent un besoin insatiable de les extérioriser.

L'exemple le plus évident de la création fulgurante est l'art de l'improvisation musicale. L'artiste ne réfléchit pas : il fait. Il entre dans une transe puis, sans aucun délais, il donne immédiatement forme aux jaillissements de pourriture accumulée via des abstractions sonores. Le merle, improvisateur de génie, ne pense pas son chant : il chante, inlassablement. Les merles ont la chance de ne pas avoir de conscience réflexive qui limite leurs improvisations. Allez donc les écouter et prenez en de la graine, ils chantent beaucoup en ce moment.
 Pourtant, certains musiciens humains surpuissants parviennent à entrer en véritable transe lorsqu'ils improvisent, tendant un fil entre ce qui est animal et ce qui est humain.



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